Il n’y a aucun embarras à vanter l’importance géographique et historique de la ville de La Goulette, cette «antichambre de Tunis», l’intérêt archéologique de cette antique banlieue de Carthage, voire son attrait géologique. Sur le plan économique, il suffirait de rappeler la puissance du port commercial d’autrefois et les efforts déployés au cours des décennies pour lui rendre son prestige.
Les touristes, eux aussi, ont chanté le charme de sa plage, tête de ligne du golfe qui se prolonge vers Khéreddine, Le Kram et bien évidemment La Marsa et continue aujourd’hui jusqu’à Gammarth et Raoued.
D’un point de vue sentimental, la ville de La Goulette remet, dans la mémoire des Goulettois et des Siciliens de Tunisie, les heureuses vacances passées dans une ville de loisirs, d’une existence simple, souriante, fraternelle, où les actions les plus simples et les plus banales s’assaisonnent d’une bonne humeur qui donne du sel à la vie et à ses traditions ! Des traditions entre amis de différentes confessions autour d’une bouteille de Boukha et de la boutargue.
Une familiarité heureuse qui rapproche l’intellectuel de l’ignorant, l’immigré de l’autochtone, le sémite de l’homme de couleur, le bourgeois de l’homme du peuple. Voilà la grandeur de cette ville !
Tous les habitants, même les plus humbles, semblaient appartenir à une seule famille qui use du même langage, qui partage les mêmes légendes, les même blagues et les mêmes traditions ! Je crois que jamais une ville, habitée par des couches populaires, ait pu avoir une notoriété dépassant les frontières de son propre pays, car à La Goulette, les communautés de pensée et de verbe, de l’action et du goût, forment une sorte d’aristocratie démocratique ! Voilà pour moi le secret de cette ville, à part la présence d’un «melting pot», dirait-on aujourd’hui.
Toujours au XIXe siècle, un peu plus loin de La Goulette, la plage de Khéreddine était en majorité habitée par des Européens et on appréciait, entre autres, la cordialité et le faste de l’accueil de la comtesse Raffo, fille de Sir Richard Wood, et dont le mari, noble Italien, avait occupé les plus hautes fonctions auprès du Bey. Grâce à la situation privilégiée de son époux — le comte Raffo —, à une prestance raffinée, conservée en dépit des ans, grâce à son art dans l’accueil, grâce à l’éclectisme de ses invités, les salons de la comtesse Raffo faisaient la convoitise de l’élite. On pouvait y voir se presser et défiler le Tout-Tunis puissant et élégant de l’époque, les consuls de différentes nations (beaucoup de consulats siégeaient à La Goulette), des officiers du Bey, des Tunisiens, grands bourgeois dans leur costume traditionnel, et enfin les personnalités marquantes de ce qui constituait la «société» de l’époque.
La demeure de la comtesse Raffo était comme un terrain neutre où les nationalités et les religions diverses se côtoyaient, se mêlaient familièrement au buffet et se retrouvaient dans la danse.
Un sort particulier frappait cependant !
Des quatre jeunes filles de la maison, dont trois ont épousé plus tard des ambassadeurs, tandis que la quatrième s’était vouée jusqu’à sa mort à la Croix-Rouge, l’une à tour de rôle, et pendant une semaine, s’abstenait de paraître au salon et à table, restant de service avec le personnel domestique. Noble exemple de formation démocratique en milieu aristocratique !
Dans les salons riants de sa villa, la comtesse Raffo aimait et savait recevoir. Une année, pour le 6 janvier, jour de l’épiphanie, la maîtresse de maison, au moment de partager la galette traditionnelle des rois, avait annoncé à haute voix que celui qui aurait la chance de découvrir la fève serait, sur-le-champ, couronné roi, et invité à boire le premier : mais, qu’en gage de ce joyeux avènement, il serait obligé, à son tour, d’offrir un festin à tous les présents, qui ce jour-là étaient une centaine. La «précieuse graine» échut dans la bouche d’un jeune homme timide, lequel au lieu de crier haut et fort sa trouvaille, la dissimula discrètement en la cachant dans un petit vase posé sur un guéridon. La royauté ne put donc être proclamée !
A ce jour, le doute reste, et on ne sait pas si l’abdication de ce grand honneur éphémère fut inspirée par un excès d’humilité ou par prudence.